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mardi 23 janvier 2007

Créatures celestes et autres histoires...

Pauline Parker est une adolescente typique.
Peu importe le lieu, peu importe l'époque, il y aura toujours, dans n'importe quel lycée, une Pauline Parker qui hantera les couloirs, les yeux rivés au sol, les bras serrés sur ses livres, cachant les secrets de son âme et sa fierté derrière une mèche de cheveux. Il y en aura toujours, une Pauline Parker un peu ronde, un peu gauche, qui distribuera des sourires à la ronde sans savoir qui les recevra, et qui se taira, parcequ'elle n'a pas grand-chose à communiquer. Ou parcequ'elle n'a, tout simplement, rien à dire, encore moins à partager.
Pauline Parker est cette adolescente typique, perdue dans la Nouvelle-Zélande des années 50 qui prône la decence, la reserve et le respect de ce qui fait une jeune fille convenable. Pauline a de grands yeux sombres, des boucles noires, un frère et une soeur, et des parents prevenants.

Juliet Hulme est une adolescente typique.
Il y en aura toujours, dans n'importe quel lycée, une Juliet Hulme au sourire moqueur et ravageur, le visage constamment levé vers les cieux, la parole facile et arrogante. Une lumière un peu hautaine qui irradie et attire. Une Juliet Hulme belle et rebelle, à l'imagination debordante, qui a dans la tête des songes de Princesses et de chevaliers ardents.
Juliet Hulme est cette adolescente typique, debarquée en Nouvelle-Zélande, anglaise au teint de pêche et à la chevelure blonde. D'ailleurs,elle le sait : elle est une princesse, elle en a le prénom.
Un jour, en cours de sport, Juliet vient spontanement à Pauline. Peut-être le tout premier pas vers l'autre que la Princesse accomplit. Peut-être aussi parceque Pauline lui a dit que son tableau, peint en classe, etait beau. La Princesse a besoin d'être flattée. Toutes deux sont dispensées. Pauline a eu une grave maladie qui lui a laissé une sequelle, une cicatrice atroce sur la jambe, qu'elle cachera par des collants sombres, même en été. Juliet, elle, a une maladie romantique, d'ailleurs toutes les maladies le sont, ses poumons sont faibles, elle a eu la tuberculose, et est fière comme une enfant de dire qu'elle a beaucoup souffert mais que ses parents ont toujours été là pour elle. L'amitié ne s'explique pas. Cette forme d'amour un peu étrange, qui ne peut être exprimée et limitée par des mots. Pour Pauline, Juliet vient d'un autre monde. Elle est si belle, surtout quand elle danse dans sa longue robe verte emeraude, une danse comme une prière au soleil. Juliet, elle qui n'a peur de rien et surement pas du regard de l'autre, est celle qui detient la clef du monde de Pauline. Cette Pauline si terne, si gauche, si timorée recèle des trésors de tendresse et de creativité que seule la presence d'une Fée attentionnée pouvait liberer. Juliet lui a jeté un sort, Pauline le sait.Et cette manière de l'appeler Paul, si intrigante, ne la derange même pas. Si Juliet n'a pas de chevaliers en armure à ses côtés, Pauline sera ce chevalier. Mais le chevalier ignore qu'il est un peu sorcier, et que lui même a jeté un sort. Pauline fait ressortir la fragilité de Juliet, Juliet fait ressortir la force de Pauline. Est-ce si etonnant, dès lors, qu'elles ne se sentent bien qu'ensemble? Est-ce si etonnant qu'elles se decouvrent un même amour de la litterature et de l'écriture? Est-ce si etonnant que l'une va chez l'autre presque chaque soir, qu'elles dorment enlacées dans le même lit, qu'elles se racontent des histoires, qu'elles se projettent dans un monde de fiction, le Royaume de Borovnia, Royaume de violence et de fantasmes sexuels, dont elles seules possèdent les clefs? La présence de l'une est un besoin vital et l'absence de l'autre est comme un poignard dans le coeur. Elles sont differentes, elles s'en sont aperçu. Personne ne semblent comprendre leur folie, leur exaltation, la joie presque mystique que leur apporte leur imagination debordante. Les autres sont idiots, écrit Pauline dans son journal. Ceux qui l'entoure lui sont desormais aussi peu importants que les choses bassement materielles. Ils sont idiots, car sans imagination. Et sans imagination, comment être heureux? Il est evident qu'ils n'atteignent pas son génie, elle n'hesite plus à le dire. Juliet et elle sont des génies, car elles ont trouvé la voie du Paradis, ce lieu de plenitude où les jardins sont merveilleux et où les licornes les attendent secretement dans un parterre de roses aux couleurs sanglantes. Cet endroit, c'est le Quatrième Monde.Il s'ouvre à celui qui ose, qui a le coeur rempli de si belles choses qu'il a le droit de voir la beauté en ce monde. Dans ce Monde, il y a des Saints, les Saints que Juliet a choisi, un Paradis qui a l'avantage de ne s'ouvrir à aucun chrétiens. Ils ont pour nom Mario Lanza, James Mason, Mel Ferrer. Mais on refuse Orson Welles. "Pas Orson Welles. Il est bien trop laid."
Quand le monde réel reprend ses droits, Pauline et Juliet y font face avec des pulsions de violence animale. Obligée de retourner dans un sanatorium, Juliet est confrontée à un prêtre venu lui parler de Dieu et du benefice qu'elle gagnerait à lui confier son âme. Pour se proteger, un être de terre cuite surgira, épée à la main. Un être appelé Diello, misanthrope, vindicatif , qui decapitera l'affreux prêtre et sa fausse bienviellance. Et sur le visage fatigué de Juliet, un sourire malsain. Ses fantasmes à elle sont réels. Ils la sauveront, toujours. Elle a bien fait face à la mort, enfant. Et puis, la violence, elle connait. Elle decouvre que son fantasme sexuel est justement l'homme qu'elle qualifie d'homme le plus laid du monde. Orson Welles. Dans ce fantasme, il y a la poursuite, la peur, la menace, et le plaisir sauvage de courir, à bout de souffle, et de ne pas se laisser attraper par Lui.A Borovnia, Juliet est Reine. Elle s'appelle Deborah. Elle a pour amie une gitane fougeuse, Gina. Deborah aime-t-elle Gina? Rien n'est moins sûr. Parfois, elles vont dans le lit et s'embrassent, imaginant à la place du visage ami celui de leur Saint preferé. L'amour, le lien indefectible qui unit deux personnes peut parfois prendre des tournures etranges. Comment se dire "Je t'aime", quand le lien est si fort, si visceral, si obsessionel, puisqu'il est impossible, de toutes façons, de vivre l'une sans l'autre, puisque l'une nourrit l'autre... leur équilibre est dans ce monde fantasmé, rempli de fantaisies, et ses papillons multicolores et ses licornes, sa mort si pleine de légèreté, et ces rires au son du Donkey Serenade de Mario Lanza, joué specialement pour elles, Mr Lanza qui veille sur elles. Isolées dans leur monde lyrique, dans leurs envolées flamboyantes, elles ne voient pas les regards que se lancent les parents quand elles ont le dos tourné, ces regards à la fois craintifs et remplis d'incomprehension. Ces regards qui, bientôt, n'en supporteront pas plus.
La seule présence est importante, le toucher animal dans ce monde d'imagination, se toucher pour dire "tu es là, tout va bien". Aussi, quand Mr Hulme découvre par hasard le lien unique qui unit sa fille à la jeune Parker, dans ce geste d'une tendresse innocente qu'est l'enlacement de deux mains amies, il n'y a plus de doutes : Pauline Parker est homosexuelle, et c'est un mot tellement sale à prononcer, et ça crève les yeux qu'elle, la lesbienne, entraine sa fille sur un chemin dont il ne veut pas. Et Juliet et Pauline, Deborah et Gina, valsent dans la cour de pierres sombres de Borovnia. Chacune trouve son Prince. Gina voit, les larmes aux yeux, Diello le Brave lui tendre la main, et lui dire qu'il sera là pour elle. Elle n'a qu'à demander, et comme il a tué le prêtre de Deborah, il tuera ceux qui font l'erreur de la blesser. Et c'est ce qui arrivera.Quand John,ce jeune homme amoureux à qui Pauline offrira sa virginité, sera un ennemi de Juliet qui y voit le grain de sable dans sa relation si parfaite et si pure avec son amie, Pauline l'assassinera en songe, par la main de Diello. Quand elle sera forcée d'aller voir un psychologue pour cause de "maladie honteuse" (l'homosexualité), c'est encore Diello qui tranchera le corps de l'homme en deux. Et puis, elle hait les adultes. Sauf Monsieur Hulme, celui-là même qui la méprise le plus. Au fil des jours, Pauline descend de son pied d'estal. Elle n'est plus un génie. Elle est comme le lièvre de Mars. Complètement folle. Celle qu'elle hait le plus, qui est celle qui s'oppose à son bonheur, puisque le Monde veut les séparer, elle et Juliet, c'est sa mère. Et que ferait-elle, à Borovnia, que ferait Diello si il avait un tel obstacle sur son chemin? Il tuerait cette personne, c'est evident. Et c'est ainsi que nait, dans l'esprit de la jeune fille, le plan d'eliminer sa mère. Ce fut si facile d'eliminer les autres. Pourquoi pas sa mère? Seulement cette fois, cela prendra place dans le monde réel.Juliet,qui prenait jusque là toutes les decisions,sombre dans une peur qui la cloue sur place. Elle est d'accord pour tuer Mme Parker, puisque c'est ce que veut Pauline. Elle espère juste que la Mère, envers qui elle ne ressent pas d'animosité, ne souffrira pas. Pauline, si timorée, se découvre une force de caractère terrifiante. Personne ne la fera devier de son projet. Le meurtre de sa mère, la mise à mort de tout ce qu'elle deteste, puisque sa mère est l'incarnation de la mediocrité qui lui fait horreur, est tout ce qu'elle a en tête. Tout plutôt que d'être separées. Et la tragédie des deux jeunes filles va se jouer dans un chemin, un chemin de pierre et de vegetation magnifique, un endroit perdu et irréel. L'irreparable est commis. Tuer autrement qu'en rêve provoque cris , larmes, et sang. Ce meurtre réel et atroce, au son du Choeur des bouches fermées de Madame Butterfly , qui est comme un Requiem proprement terrifiant, signe egalement la fin des rêves. Pauline et Juliet s'eveillent. Elles sentent la poussière et le sang. Les mains soint poisseuses. La respiration haletante. Ce sont des sensations inconnues.C'est la fin de Borovnia, la fin du Quatrième Monde. La fin de l'innocence, de la poésie, de l'onirisme, de la quietude, quand on était si bien ensemble, un crayon à la main et la page blanche dans l'autre. Tomber du Paradis est le plus souvent terrible. On s'y refuse, mais le sang est indelibile, et ouvre les portes de la réalité brutale. Aucun Saints ne leur viendra en aide, pas même Diello. La beauté met au monde plus souvent qu'on ne le croit, l'horreur. Ce meurtre met fin à l'enfance, hebetée par la réalité de l'acte accompli, et les mains et le visage tachés par le sang de sa mère, le visage d'enfant deformé par un cri qui n'a pas de fin, et sur le visage de Juliet qui s'éloigne sur un bateau imaginaire, celui de leur plus beau songe, une larme et une seule parole : "Je suis désolée". Car la punition infligée à ces deux amies sera celle de ne jamais se revoir.
Créatures celestes est un film inspiré de l' histoire vraie de ces deux jeunes filles qui commirent l'irreparable en assassinant Nora Parker pour ne jamais être separées. Elles furent, à l'époque, taxées de Diablesses. Elles avaient le mal en elles (The Evil Friendship fut le titre d'un livre sorti sur l'affaire). Comment expliquer un tel acte de barbarisme? Peter Jackson ne cède à aucun sensationalisme, il faut le souligner. Ce qui aurait pu n'être qu'un horrible fait-divers sur pellicule devient ici, grâce à une sensibilité inconnue jusque là chez ce réalisateur, un opéra en trois actes, une belle histoire d'amitié envers et contre tous. La comédie, l'amitié, la tragedie. Une variation autour d'un thème universel, l'enfance et ses démons, le flou entre les songes et la réalité, attraper à bras-le-corps et le coeur ses envies, et tout faire pour que le rêve perdure et l'amitié, cette notion si étrange. Je crois que cela peut sembler incomprehensible à certaines personnes. Je crois aussi qu'il existe une infime partie qui ne peut que comprendre. Sans juger.
Entre cruauté et féerie, un conte qui touche autant le coeur que les tripes. Pauline Parker travaille desormais auprès d'enfants handicapés sous le nom de Hillary Nathan. Juliet Hulme est devenu ecrivain, connue sous le nom d'Anne Perry. Depuis ce jour, elles ne se sont jamais revues.

5 commentaires:

Lily a dit…

Merci Fauna, pour ce très beau billet...

Lamousmé a dit…

mon dieu ce que tu décris bien cette tellement belle histoire qui m'a toujours fasciné !!!

Anonyme a dit…

Je laisse une petite trace de mon passage, parce que "Créatures célestes" m'est cher, et que vous en parlez admirablement... Ce film a été un choc pour moi, une histoire qui m'a hantée. C'est une amie qui m'a offert ce film, et ce DVD m'est devenu un objet très précieux. Il y a des histoires qui marquent, d'autres qui blessent. Comme dit Lamousmé, c'est fascinant. Merci pour ces mots si justes, c'est un bonheur de lire une si belle sensibilité...

Holly Golightly a dit…

Fauna a un talent fou. Si on n'admirait que son don pour raconter des histoires, ce serait insuffisant.
Il y a une fièvre dans son écriture qui exalte.
Merci.

Elnaië a dit…

C'est vraiment par hasard que je me suis retrouvée ici. Je cherchais des renseignements sur Juliet et Pauline, après avoir vu ce film vraiment magnifique...
Que dire ? ce n'est vraiment pas dans mon habitude de laisser des commentaires sur les blogs de gens que je ne connais pas, mais ton écriture est tellement belle et juste que je ne peu que te complimenter, en fait surtout te remercier.

Alors vraiment, merci d'avoir si bien parlé de cette belle histoire qui, j'en est peur, est en train de devenir la mienne. J'espère simplement que mon histoire ne se révèlera pas aussi tragique que celle de Juliet et Pauline, et que ma Juliet à moi me restera pour toujours...