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mardi 8 mai 2012

8 mai 2012.



''Oh God, there are so many beautiful things in the world which I will have to leave when I die but I’m ready, I’m ready, I’m ready.''


Je me devais de poster ce dessin, simple et touchant et bouleversant. J'ignore qui en est l'auteur.
Mais peut-être que ceci est un leurre ! Après l'avoir lavée, la maman de Max a juste décidé de sécher la peau de loup de son fils au grand air. Les gamins qui courent hors des marges porteront, longtemps, une peau de loup, miteuse et reprisée, ici et là.

mercredi 7 mars 2012

Noyade dans des yeux bleus

A moins qu'ils n'étaient verts.
Ou peut-être bleus et verts et piqués de taches d'or.
La noyade inspire. La mer inspire, et les gouttes de pluie. Quand on est enfant et que l'on va se baigner dans la mer, on imagine mille et mille choses. On imagine ce qu'il y a derrière l'horizon - c'est peut-être l'Amérique -, on s'imagine les poissons et les monstres marins, on rêvasse dans l'eau, les plus impatients se battent et tentent de savoir qui ira le plus loin, derrière la bouée, même si les adultes l'interdisent. Plus que tout, on imagine sa mort. Et ça, les adultes ne le conçoivent pas et ne peuvent l'interdire.
Je ne parle pas au nom de tous les enfants, mais d'une petite partie d'entre eux. Une partie peut-être plus grande qu'on ne le pense.
On peut jouer aux morts sur un terrain vague ou dans une forêt. Dans un cimetière également, mais dans ce lieu, la chose est beaucoup plus difficile :  quelques enfants ont le sens du sacré et n'osent déranger les morts. Les autres petits insistent et expliquent que les morts sont là-haut, dans les nuages et à la droite de Dieu et que dans ce cimetière, personne ne dérangera personne.
A la mer, c'est différent. Peut-être parce que l'on est presque nu. Peut-être parce qu'il y a une petite  brise, et ça, c'est bien agréable. Peut-être parce que la mer n'a pas tout dit. Et les enfants entrent dans l'océan et plein d'incertitudes, ils creusent un minuscule trou dans leur mémoire.
On ouvre grand ses yeux, à moins qu'on ne les ferme complètement et voilà que se dévoile le paysage du commencement du monde. Des enfants, mille enfants qui se laissent porter par l'eau, mille enfants soulevés par les vagues, leurs respirations aussi lentes et tranquilles que le murmure de l'océan, des enfants qui ne bougent plus et jouent aux morts, en attendant qu'une algue vienne s'enrouler autour de leurs jambes pour les noyer pour de bon.
C'est le jeu du Mort car la Mort n'existe pas. On disparaît pour quelques heures et ces quelques  heures sont incroyablement douces. Nous sommes hors du monde. Nous sommes alors des Gisants. Nulle pensée, nulle idée ne vient nous importuner. On ne pense à rien, seulement à cette état de béatitude que jamais plus nous ne connaîtrons.
La petite Inconnue de la Seine et son visage serein, qui inspira nombre d'hommes. Plus jeune, quand j'appris que ce visage était celui que l'on "embrassait le plus au monde", je pensais que ce visage était accroché à un mur et que les gens venaient le toucher et l'embrasser, parce qu'ils ne savaient pas comment lui dire qu'ils l'aimaient, puisqu'elle était morte et que les morts sont sourds à nos prières. Voilà qui me semblait tout à fait naturel. Je l'oubliais quelques temps, la petite noyée, et quelle terrible déception quand je compris enfin de quoi on me parlait.


Quand je la regarde, je ne peux m'empêcher de penser à Rose La Touche.

Rose par John Ruskin, 1862.

La noyade inspire. Des gens biens se sont noyés, par accident ou par pure curiosité, celle de pousser plus loin encore le jeu de l'enfance. L'homme ne choisit pas de se noyer par hasard.
La mère de mon arrière grand-mère faillit se noyer. Ce n'était pas un suicide. Un banal accident comme il en arrive souvent, quand on vit près de la mer.
La fragilité de la jeune dame n'était plus à démontrer dans le petit village breton. On la voyait, tous les deux jours, à l'aube, se diriger de son pas mal assuré jusqu'aux abattoirs. L'odeur la gênait. Tout la gênait et plus que l'odeur, c'étaient les hommes qui y travaillaient et leurs petits sourires amusés en l'observant tandis qu'elle trempait ses lèvres dans le bol pour y boire le sang de la bête qui venait d'être tuée. La jeune femme était anémiée, mince et pâle. Si la fragilité avait un visage, il aurait le sien. Elle tremblait en soulevant une théière et se languissait, assise sur un fauteuil.
A-t-elle été poussée par le vent comme une toute jeune feuille ? Une amie l'a-t-elle bousculée par jeu ?
En tombant à l'eau, elle s'aperçut, et ça l'a peut-être mise en colère, qu'elle n'avait pas suffisamment de force pour nager et se battre contre les vagues. On la repêcha tout de même, et ce fut fait rapidement.
La jeune femme refusa catégoriquement de retourner se promener là-bas et elle fit mentir l'adage qui veut que tous les bretons aiment la mer et le vent. Elle décida de rester où elle était, les pieds bien enracinés dans la terre ferme et jamais plus elle ne quitta sa petite maison remplie de chats et de souvenirs et de journaux pour se tenir informée de ce qui se passait autour d'elle.
La mère de mon arrière grand-mère décida d'un autre jeu. Elle imagina le commencement du monde dans sa propre maison capharnaüm, pleine de souvenirs et de babioles dont elle refusait de se débarrasser.
La mère de mon arrière grand-mère fut une Gisante d'un autre genre. Elle ne se noya pas et préféra mourir seule avec ses chats. Un peu folle, dirent les gens du village. La famille K. ne songea pas à les contredire. Parmi les gens qui venaient la visiter de temps à autres, il y avait des hommes et des femmes qui étaient autrefois ces enfants qui s'étaient laissés porter par les vagues. En regardant ces yeux bleus ou verts et peut-être piquetés de taches d'or, ils se rappelaient de quelle façon ils avaient manqué mourir, et pour une raison inconnue, ce souvenir-là déchirait leurs coeurs en touts petits morceaux. Alors ils se levaient, saluaient la petite dame d'une manière élégante et compassée, cette manière particulière qu'ont les adultes de saluer, et ils quittaient les lieux, sans un bruit, sur la pointe des pieds et des perles sur les cils.


lundi 13 février 2012

Et la Lune était cachée

L'insomnie a un goût piquant. Elle écorche la langue, là où elle est la plus tendre. L'insomnie est l'un de ces moutons noirs dont l'armure hérissée de pics décima l'armée adverse lors du Siège de Druin Damghaire. Ces heures qui tournent et sonnent, ces heures qui cachent leur secret. Tu passes, le temps, tu files, où nous emmèneras-tu ? L'insomnie est un don des Dieux. La Nuit est propice au sublime, disait Irina Ionesco. Elle avait trouvé, en écrivant ces mots, une partie du Secret.
Grâce à eux, ces Dieux capricieux, j'enfile mes bottes de cuir, solides et tachées de boue. C'est qu'ensemble,  nous avons parcouru mille lieux. C'est avec elles que j'ai foulé la Terre noire de ces îles, de ces continents, de ces gués sous lesquels meurent les enfants qui voulaient cueillir les fleurs. Ces Terres et ces Cieux violets dont nous n'arrêtons pas de parler et qui nous rendent fous, ce qui fait rire le Faune.
Avant de prendre mon baluchon, je croise un dormeur et il me prend l'envie de le réveiller, d'être brusque avec lui, de secouer son épaule pour qu'il me parle de ce qu'il voit, de découvrir dans son oeil comme à travers le trou d'une serrure les visions délirantes qui au matin, le laisseront tremblant. Mais parce qu'il me faut voyager seule, je laisse le dormeur courtiser celle qui hante ses nuits, Sirène ou Banshee, à moins qu'il n'échappe à quelques harpies dévoreuses d'hommes et j'avance.
L'entrée de la ville est toujours la même, vaste ville de pierre grise, bâtie sur une falaise. Le vent souffle dans les oreilles et la mer contient sa violence. Nul être dans ces lieux. Seuls un hibou, fixant son regard halluciné sur mes bottes sales et humides, et un Loup, qui frôle ma jambe, ont osé se montrer sous la pleine lune. La ville devient village et le village devient dédale. La peur au ventre, il convient de l'oublier et l'incertitude, il faut l'étreindre. Il ne faut pas avoir froid aux yeux et se décider - des êtres aussi courageux que nous sommes lâches s'y sont brisé le crâne - et le Loup demande : "te rappelles-tu quel chemin prendre ?".
Toi, Loup, je te reconnais, tu es celui qui a cassé, un jour de folie, un jour de meurtre, toutes les poupées de porcelaine du magasin de la vieille dame. Et ce Loup, à cette époque, c'était moi. Pense-tu que je me trompe tandis que je tousse, le poing serré comme si j'allais frapper mon ombre ?
Loup, mon Ombre, il nous faut prendre ces ruelles minuscules et obscures. Tout est sombre et morne. J'entends des voix, des gens qui discutent peut-être, ils sont invisibles et ne veulent pas me parler, cela m'attriste alors je ne fais rien. C'est un de ces villages dans lequel il nous est impossible de rebrousser chemin, et nous ne rebrousserons pas chemin. Dans ce labyrinthe, il semble que le village se meurt. Maisons délabrées, fleurs fanées, arbres noirs dont les maigres silhouettes se découpent sur le ciel hivernal, l'on monte et l'on grimpe et tout est ruines, ce sont des ruines que j'arpente et le Loup ricane, car ce village fut autrefois le magasin de poupées.
Je ne vois pas les cendres des cadavres et je crève de peur car je sais ce qui m'attend.
Je suis le rêveur éveillé, c'est ma terre de glace et de feu et de songes que je foule et les mots ne servent à rien, il faudrait être muet. J'ai sur mon dos ce grand baluchon dans lequel j'enferme, car je me découvre brigand et chapardeur et je promets que ce ne sera que pour quelques heures, quelques heures à peine, quelques poussières d'étoiles, une fée, quelque crins arrachés à cet animal qui court là-bas au loin, une écaille de la carapace du kappa, et d'autres choses encore qui plaisent à mon oeil, qui plaisent à mon coeur. Des mots qu'un autre a oublié, une plume appartenant à Robin Goodfellow et ce missel.
J'arpente ces contrées et ces frontières que je dessine de ma botte et j'aperçois le Mouton couronné, qui ne sait pas encore qu'il ne retrouvera pas la princesse et qu'il en mourra, un oiseau chante dans la Grotte de Vénus et cette ombre qui erre plus loin, c'est Rose qui approche, Rose enflammée, maigre et triste et sale, son oeil irrité et cerné de rouge me dit sa peine, elle est droite et fière, embrasée par Jésus qui pour elle est mort sur la Croix.
Chère Rose, tu n'as jamais été plus splendide que sur ton lit d'agonie, chevelure de gorgone et ta bouche distante, tu as les yeux du Baron von Ungern-Sternberg et les mêmes visions foudroyantes de gloire et de splendeur.


Je dessine la géographie de ce monde.
Ici, le vestige d'un rêve passé, ici, le lac où se sont noyés les petits chatons blancs, ici le visage de la sorcière gravé dans la pierre. Une petite butte où j'ai cru voir la Mort faucher un jour de juin. Je veux ce qui est caché.
Je suis comme la plupart des êtres endormis ou éveillés, un animal caché sous une peau humaine, la Nuit dévoile mes crocs et ma fourrure, mes griffes, le goût de l'incertitude et de la fantaisie, le goût des cauchemars et de la colère, ma préférence absurde pour l'ombre. Le Loup sait que je prendrais l'écaille du kappa pour l'égorger et lui prendre sa peau, et je lui dirais que c'est un acte d'amour, mais c'est à coup de griffes qu'il arrache la mienne et découvre pour de bon mon pelage sombre et couvert de poussière et les puces me gênent. Ôtons notre peau. N'obéissons jamais.
Voici la Lune et pardon Pierrot, ce n'est pas la Lune que je veux visiter, non, c'est le versant de la Lune que je veux voir, et si ce versant est menaçant, et si la mort s'y promène, je saurais en prendre mon parti car il m'arrive d'aimer ce qui me fait mal. Dansent les Loups, dansent et gémissent les Loups en prenant le chemin le plus terrible et cela rassure, car l'on se dit que même les bourreaux peuvent pleurer.

dimanche 12 février 2012

Et comprendre

... à quel point j'ai été folle de croire qu'il ne me fallait plus écrire ici pour mieux me plonger dans mes feuilles blanches. Je comprends bien que ceci n'avait rien à voir avec cela. Idée néfaste. Le Diable lui-même ne me  l'aurait pas demandé.
Les Capricornes, me disait une amie qui, la tête dans les étoiles, tentait de comprendre leur parcours, sont paraît-il très lents.
Je suis ce Capricorne-là. Lent et laborieux.
Pour les Capricornes ascendant Poissons, c'est pire, me disait-elle. Ils sont en constant déchirement. 
Je ne crois pas à tout ça. Les signes et ce qu'ils sont pour nous et ce qu'ils nous révèlent de nous et de notre avenir. J'aime en eux le symbole. Je n'imagine même pas qu'ils puissent nous révéler quoi que ce soit de notre personnalité et du futur. L'horreur au creux de cette idée. Il n'y aurait même plus à attendre demain.
Rogner qui je suis ? Non vraiment, même le Diable ne me l'aurait pas demandé. 

samedi 7 janvier 2012

Beaj Vat !

La première fois où je suis allée sur une île, j'étais petite.
C'était en Bretagne, à Enez Vriad, l'île de Bréhat.
Champ infini. Tous les possibles au creux de ma paume, noire de terre, poussiéreuse à force de ramasser les cailloux. Il semble si facile alors, de faire le bon choix.
Enez Vriad, Enez Vriad !
Bréhat était encore un peu sauvage. L'on murmure que Bréhat a beaucoup perdu de son charme, le jour où elle est devenue un peu plus touristique. Cela dépend de nombreuses choses... cela dépend de l'état d'esprit dans lequel on se trouve, lorsqu'on arrive. Est-ce que l'on craint la solitude ? Est-ce que l'on craint la foule ? Avons-nous peur de nous taire ?  Avons-nous forcément besoin de combler le silence ? Avons-nous peur de la berceuse des femmes de marins ?
Cet aller que certains auraient voulu simple alors qu'ils vivaient juste en face, là sur le continent, fut un nouveau jeu. Prendre le bateau est déjà un jeu. Il y a là quelques personnes qui bravent le temps, qui osent rire et défier le vent, peut-être parce que dans ce coin du monde, on y est habitué, ce vent qui emmêle les cheveux et l'on plisse les yeux, on se mord un peu les lèvres et si j'ai oublié tous ceux qui embarquaient, ce très jeune moine, semblable à ceux que l'on voit dans les vieux livres, a marqué mon esprit et l'espace d'un instant, j'ai imaginé qu'il était l'une de ces anciennes âmes, un de ces moines qui avaient tenté de résister aux Vikings, au IXème siècle, à Saint-Brieux.
Le vent dans les cheveux, le vent giflant le visage et tout est à vif, le bruit du vent dans les oreilles, tout cela est un jeu. C'est un jeu qui finit par être douloureux, un peu, parce que les oreilles sont fragiles, et les miennes l'ont toujours été et le vent qui n'en à que faire continue de jouer. Il est multiple et changeant, brise douce, doux murmure et soudaine rafale, hurlement, il nous met à l'épreuve et s'amuse et  parle comme la mer parle, la mer agitée, toujours fougueuse et irritable, et puis ce pont, les vieilles pierres, ce phare au loin, celui de Pann (ou Paon). Cette femme en noir qui attend sur un banc et ce chat qui court se réfugier dans un endroit connu de lui seul.
Le bruit et le silence. Les nuages frôlent la mer.
Et Grand-mère parle des îles bretonnes et du danger tapi à l'intérieur de chacune d'elles, cette ballade de marin que l'on finit par connaître par coeur, comme la prière que l'on dit à Jésus, le soir au fond du lit.
Qui voit Ouessant voit son sang, 
Qui voit Molène voit sa peine, 
Qui voit Sein voit sa fin, 
Qui voit Groix voit sa croix
Etrange litanie, berceuse aimée. A l'horizon, j'ai vu Molène et si cette berceuse nous parle au plus profond de notre être, c'est qu'alors, rien n'est tout à fait perdu.
Quand le vent hurle, il faut fermer les yeux très fort, et écouter. Eviter de boucher ses oreilles, même si on en a très envie. Ecouter le vent rugir et sentir, au fond de ses tripes, sentir et deviner que, paradoxalement, tout est calme. Incroyablement calme. Et incroyablement vivant. Il n'y a plus que des êtres, séparés les uns des autres par ce vent, ce vent que l'on aimerait mettre dans une bouteille pour en capturer une infime partie, pour le faire écouter ensuite, à ceux à qui on aurait envie de le faire écouter.
Et puisque l'on se sépare des autres alors même qu'on se tient à leurs côtés, alors c'est seul qu'il faut y aller, et c'est seul qu'on y pénètre. Le nez en l'air et le corps frémissant, subir, se plier à cette sauvagerie et hurler intérieurement, en même temps que le vent, et si les autres dansent, je hurle ! Le vent s'engouffre sous les vêtements, et on a froid, on grelotte, on se dit qu'on doit avoir, l'espace d'un instant, l'âme d'un guerrier parce que l'on avance quand même. Nous avons choisi le bon jour pour nous perdre dans l'île.
La solitude, Ô Solitude ! Dans ces bras-là je me love et la tête se vide, nulle pensée amère, nulle tristesse ou si c'est de tristesse qu'il s'agit, elle est celle, précieuse, qui rejoint la joie infinie d'un soir d'été sur les rochers des côtes bretonnes, Aodoù-an-Arvor, ce n'est pas tout à fait là que la terre s'arrête et c'est pourtant là que le temps se fige.
Le vent qui nous bouscule nous fait prendre conscience de ce corps. Quelle chose étrange ! J'ai un corps et voilà qu'il se défend contre les rafales et les bourrasques. Le voilà qui avance, vaille que vaille.
Les pierres sur lesquelles on court moins qu'on ne trébuche sont lisses et froides. On pourrait tomber mais on ne tombera pas, parce que cette éventualité n'existe pas. Sur ces mêmes pierres, aujourd'hui, je marcherais avec précaution et cela ne me dérangera pas, car ces pierres se rappelleront mon cri, celui de l'enfant, des enfants, ceux qui criaient au loin en se demandant si un marin allait leur répondre, à défaut de l'écho.
On pourrait grimper sur les Pétrifiés de Bréhat, si on en avait le courage, mais l'on doute l'espace d'un instant, et l'on écoute le conte du comte Meriadec, Seigneur de Goëlo, qui fut assassiné par Gwill et Isselbert, ses enfants plein de folie qui n'ont jamais eu le courage d'attendre. Ils sont désormais les pierres et les rochers, pétrifiés de stupeur et d'horreur, car l'île n'a jamais accepté que l'on assassine, sur son propre sol, l'un de ses enfants.
L'île ou une fée, à l'époque où les fées n'avaient pas peur de se promener en plein jour, à l'époque où l'on croyait encore en elles. Morgane voyage. Le sang du comte colore les pierres. L'île est rose du sang baigné par les flots et mille années ne suffiraient à l'effacer. Les îles saignent, leurs stigmates à la vue de tous et l'on se rappellera, la première fois où l'on se coupera, du sang du comte répandu sur les pierres, la première goutte.
Au gouffre du Pann, les jeunes filles, impatientes elles aussi, viennent consulter les Dieux, l'oracle, la Nature. Peu importe qui les écoutera. Pour les enfançonnes esseulées, il suffit d'une pierre et d'un peu de courage. Isolé de tout, on peut parfois se découvrir plus courageux qu'on ne l'imaginait. Il y a que ça surprend, nous qui sommes toujours si sûrs de notre lâcheté.
Jeunes filles, lancez la pierre dans le gouffre, et si la pierre tombe directement dans l'eau, alors vous serez mariée dans l'année. Si la pierre rebondit  trois fois, alors il vous faudra attendre trois ans. Au diable les rides, au diable cette douleur ici, cet élancement là, la vieillesse des os, la fatigue des muscles !
On prend les pierres de l'île, mains sales et noires, et l'on bâtit les murs du Refuge intérieur, ce monde qui est nôtre. Apprivoiser la solitude et le silence. Apprivoiser son reflet dans les eaux claires.
En imagination, j'ai rencontré cette enfant. Je joue avec elle et le homard et le faucon. Elle me parle de son désir de voyage. Anne, qui vit seule avec sa famille sur une île. Laquelle ? J'ai tout loisir de lui trouver l'île qu'il me plaira de lui donner pour habitat.


Pour les atteindre, ces îles, il faut prendre un bateau, nager ou voler. Prendre les chemins des Songes, aidé par un corbeau. Une île pour n'importe quel naufragé. Tous les naufragés.
Les îles de là-bas, l'île de Mervyn Peake, Sark, où il dessine, ces dimanches, ces jours qu'il trouve un peu ennuyeux.
Klovharun, l'île d'été de Tove Jansson et de sa compagne, Tuulikki Pietilä.


Et d'autres noms, les noms de ceux qui un jour, ont eu le courage de se perdre sur une île. Les noms de ceux qui ont eu le courage d'en repartir.

J'ai trouvé mon île au trésor. Je l'ai trouvée dans mon monde intérieur, dans mes rencontres, dans mon travail. 
Hugo Pratt.

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(La photo de Anne est issue du National Geographic - août 1938.)