Pages

samedi 23 janvier 2010

Les billes dans le sac

Ce sont des billes qui ont vécu.
Ce sont des billes qui ont tout connu, les cours de récré et l'asphalte, les coins de terre dans la forêt d'à côté. Elles se rappellent la texture, la douceur et la chaleur des mains d'enfants qui les ont tenues au creux de leurs paumes. Elles se rappellent la violence des chocs, et le plaisir, caché dans l'iris du petit gars, de la petite fille, qui les avaient fièrement gagnées.
Les billes ont une histoire.
Elles sont les victoires, elles sont les échecs. Elles ont aimé ces victoire, un peu moins ces échecs. Ces échecs sont synonymes d'adieu. Depuis leur création, elles savent que c'est leur lot, de passer de main en main. Elles découvrent les nouvelles maisons qui les accueillent. La plupart du temps, ces maisons sont des poches, des poches en velours, des poches trouées, des poches pleines de miettes, parce qu'on y a fourré le dernier biscuit qu'on n'avait pas envie de manger.
Les billes racontent leurs histoires à ceux qui savent les regarder. Les billes savent la différence entre voir et regarder. Les billes apprennent cette nuance à ceux qui les observent.
Celle-ci fut courageuse. Un après-midi plein de soleil, quand les enfants avaient les yeux aveuglés de lumière, elle fut violemment projetée contre un caillou. Elle perdit un bout, un tout petit bout, mais la bille éclopée sait qu'elle aura de la valeur pour la petite fille qui l'a gagnée, parce que cette petite fille a toujours aimé les fêlures, même si elle ne sait pas encore exactement ce que c'est. Cette autre est sublime, parce qu'en la regardant bien, elle filtre tous les rayons du soleil et devient kaléidoscope. Il faut la lever, haut dans le ciel. A droite : elle est bleue ! A gauche : elle est verte !
Une fois lancées, rien ne les arrêtent. Elles tourbillonnent et virevoltent. Elles s'envolent et retombent à terre. Elles foncent et frappent. Joie de taper sur celle-ci, joie de viser cette autre. La main est l'instrument, pas la bille. Tu seras à moi. C'est un jeu cruel : l'un des joueurs apprendra le sens du mot renoncement. On y pense, un peu, juste un peu, car rares sont les enfants à pleurer pour quelques billes perdues. Certains, pourtant, ont beaucoup pleuré quand il fallait les donner à l'autre, le vainqueur, l'horrible vainqueur tant détesté. On retient ses larmes devant lui, ne surtout pas trembler, et le geste est noble au moment de les lui donner. Mais sous l'oreiller, les larmes coulent.
Tout ceci est de l'injustice, et le sacrifice a été gigantesque.
Les billes sont magiques. Très peu le savent. Leur nom est un appel au voyage. La lutte fut rude, alors il faut se reposer, on s'allonge sur la terre, un bras plié sous la nuque, l'autre bras repose sur le sol, la main sur l'herbe, là où les fourmis s'affairent, et on pense à Œil de Chat, Porcelaine, Tornade et Calot, que l'on va bientôt serrer dans ses mains, jusqu'à la douleur.
Œil de Chat, c'est celle qui brille de mille feux. Porcelaine est plus discrète. Calot est la plus forte d'entre toutes. Elles sont en verre ou en terre cuite, et sont rondes comme l'iris.
On touche les billes, dans la poche. Les faire rouler sous les doigts, sentir la douceur de l'une, la rugosité de l'autre, les faire doucement s'entrechoquer pour écouter leur petite musique. Les regarder, les toucher, encore, et encore.
Les cacher, bien à l'abri, quand on n'a plus le temps d'y jouer. Parce qu'on n'a plus le temps d'y jouer. Mais les cacher, parce qu'on connait leur valeur, et peu importe le temps qui passe. Elles seront là. A l'abri. Je vous cache parce que je vous aime. Je passerai devant vous, de temps à autre, et les souvenirs reviendront. Et parfois, au gré des heures, des jours et des nuits, il se peut que ce soit douloureux, mais tant pis !
Une traversée du temps. Les heures se sont écoulées si vite...
Un jour, la patte maladroite d'un chat fait tomber le petit pot. Aucune réaction. Tandis que le corps est figé, la bouche s'est ouverte sur un cri muet. Ceci est un crime de lèse-majesté. On ne peut pas arrêter la chute du petit pot. On le voit heurter le sol, se briser en mille éclats, on voit les billes rouler. Et elles reprennent, comme avant, leur course folle. On rit, parce qu'il est impossible de ne pas rire. Le cœur s'emballe et la main se souvient, parfaitement, des gestes qu'il faut avoir. Les ramasser, les tenir doucement, dans le creux de la paume. Les billes n'ont pas oublié. Personne n'a oublié. Les souvenirs sont là, parce qu'elles ont toujours été là.
C'est l'heure de la récréation.
Et alors, agenouillée sur le sol d'une petite chambre mal rangée, j'entreprends une prodigieuse partie de billes avec les chats.

6 commentaires:

Holly Golightly a dit…

Magnifique texte, ma Fauna.
Rien dire de plus, parce que cela ne set à rien, en l'occurrence. Texte parfait. Laisser couler mes larmes. J'ai retrouvé quelque chose de mon enfance qui était un peu perdu, même si je n'ai jamais pu posséder de billes.

Marylène a dit…

Fauna, je me permets de mettre un petit commentaire car votre texte (conseillé par Holly) est absolument lumineux et plein de de tendresse absolue... vous êtes une vraie poétesse qui avez su faire revivre en moi, quelque part, cette enfant que je n'ai jamais cessé d'être... et les billes j'en ai eu, quelques-unes, puis selon les jours, plus ou moins, les billes, leur sac, promesses certaines de bonheurs enfantins, et surtout promesse d'une enfance qui ne me quittera jamais.

Félicitations Fauna, vous avez un talent sans conteste, de très grande écrivaine et poétesse, si je puis me permettre.

Je vais venir vous lire plus souvent, dès que le temps m'en laissera quelques occasions, je vais relire votre texte, merci.

Holly Golightly a dit…

Sais-tu ma Fauna qu'à Marseille, j'ai vu des billes ? Dans un magasin, il y en avait de toutes les couleurs. Mais elles étaient trop neuves. Mais j'ai pensé à TOI très fort.

Fuchsia a dit…

Hé bien moi, je ris de joie à l'avance de... mais chut !!!

Maly Siri a dit…

Chère Fuschia Groan,
Je prends enfin un peu de repos, et où me dirige-je directement sur la toile? Votre antre aux mille trésors! Ce petit texte qui m'a replongée dans les méandres joyeux et cruels de l'enfance, m'a curieusement ravie. C'est une étrange madeleine de Proust, les billes...Vous parlez de leur texture, de ce qu'on y voyait à travers...En kaléidoscope oui, des images de cour d'école asphaltée où il faisait si mal de s'agenouiller pour tenter de gagner 2 ou 3 (ou tout le jackpot!) billes de plus à la récré, ces nouvelles petites recrues, une façon enfantine et précoce d'être riche et célèbre! Mais aussi une façon enfantine de chérir ces acquisitions comme autant de petits personnages que l'on croit dotés d'intelligence, ou de chevaux que l'on entraîne à gagner la course....
Merci pour ce joli moment!

Fuchsia a dit…

Merci à vous, Maly, de votre passage dans le Grenier (virtuel), qui me fait beaucoup plaisir. Je suis heureuse que ce petit texte vous plaise... mais mille fois plus encore qu'il fasse écho à des souvenirs (communs) !