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samedi 7 janvier 2012

Beaj Vat !

La première fois où je suis allée sur une île, j'étais petite.
C'était en Bretagne, à Enez Vriad, l'île de Bréhat.
Champ infini. Tous les possibles au creux de ma paume, noire de terre, poussiéreuse à force de ramasser les cailloux. Il semble si facile alors, de faire le bon choix.
Enez Vriad, Enez Vriad !
Bréhat était encore un peu sauvage. L'on murmure que Bréhat a beaucoup perdu de son charme, le jour où elle est devenue un peu plus touristique. Cela dépend de nombreuses choses... cela dépend de l'état d'esprit dans lequel on se trouve, lorsqu'on arrive. Est-ce que l'on craint la solitude ? Est-ce que l'on craint la foule ? Avons-nous peur de nous taire ?  Avons-nous forcément besoin de combler le silence ? Avons-nous peur de la berceuse des femmes de marins ?
Cet aller que certains auraient voulu simple alors qu'ils vivaient juste en face, là sur le continent, fut un nouveau jeu. Prendre le bateau est déjà un jeu. Il y a là quelques personnes qui bravent le temps, qui osent rire et défier le vent, peut-être parce que dans ce coin du monde, on y est habitué, ce vent qui emmêle les cheveux et l'on plisse les yeux, on se mord un peu les lèvres et si j'ai oublié tous ceux qui embarquaient, ce très jeune moine, semblable à ceux que l'on voit dans les vieux livres, a marqué mon esprit et l'espace d'un instant, j'ai imaginé qu'il était l'une de ces anciennes âmes, un de ces moines qui avaient tenté de résister aux Vikings, au IXème siècle, à Saint-Brieux.
Le vent dans les cheveux, le vent giflant le visage et tout est à vif, le bruit du vent dans les oreilles, tout cela est un jeu. C'est un jeu qui finit par être douloureux, un peu, parce que les oreilles sont fragiles, et les miennes l'ont toujours été et le vent qui n'en à que faire continue de jouer. Il est multiple et changeant, brise douce, doux murmure et soudaine rafale, hurlement, il nous met à l'épreuve et s'amuse et  parle comme la mer parle, la mer agitée, toujours fougueuse et irritable, et puis ce pont, les vieilles pierres, ce phare au loin, celui de Pann (ou Paon). Cette femme en noir qui attend sur un banc et ce chat qui court se réfugier dans un endroit connu de lui seul.
Le bruit et le silence. Les nuages frôlent la mer.
Et Grand-mère parle des îles bretonnes et du danger tapi à l'intérieur de chacune d'elles, cette ballade de marin que l'on finit par connaître par coeur, comme la prière que l'on dit à Jésus, le soir au fond du lit.
Qui voit Ouessant voit son sang, 
Qui voit Molène voit sa peine, 
Qui voit Sein voit sa fin, 
Qui voit Groix voit sa croix
Etrange litanie, berceuse aimée. A l'horizon, j'ai vu Molène et si cette berceuse nous parle au plus profond de notre être, c'est qu'alors, rien n'est tout à fait perdu.
Quand le vent hurle, il faut fermer les yeux très fort, et écouter. Eviter de boucher ses oreilles, même si on en a très envie. Ecouter le vent rugir et sentir, au fond de ses tripes, sentir et deviner que, paradoxalement, tout est calme. Incroyablement calme. Et incroyablement vivant. Il n'y a plus que des êtres, séparés les uns des autres par ce vent, ce vent que l'on aimerait mettre dans une bouteille pour en capturer une infime partie, pour le faire écouter ensuite, à ceux à qui on aurait envie de le faire écouter.
Et puisque l'on se sépare des autres alors même qu'on se tient à leurs côtés, alors c'est seul qu'il faut y aller, et c'est seul qu'on y pénètre. Le nez en l'air et le corps frémissant, subir, se plier à cette sauvagerie et hurler intérieurement, en même temps que le vent, et si les autres dansent, je hurle ! Le vent s'engouffre sous les vêtements, et on a froid, on grelotte, on se dit qu'on doit avoir, l'espace d'un instant, l'âme d'un guerrier parce que l'on avance quand même. Nous avons choisi le bon jour pour nous perdre dans l'île.
La solitude, Ô Solitude ! Dans ces bras-là je me love et la tête se vide, nulle pensée amère, nulle tristesse ou si c'est de tristesse qu'il s'agit, elle est celle, précieuse, qui rejoint la joie infinie d'un soir d'été sur les rochers des côtes bretonnes, Aodoù-an-Arvor, ce n'est pas tout à fait là que la terre s'arrête et c'est pourtant là que le temps se fige.
Le vent qui nous bouscule nous fait prendre conscience de ce corps. Quelle chose étrange ! J'ai un corps et voilà qu'il se défend contre les rafales et les bourrasques. Le voilà qui avance, vaille que vaille.
Les pierres sur lesquelles on court moins qu'on ne trébuche sont lisses et froides. On pourrait tomber mais on ne tombera pas, parce que cette éventualité n'existe pas. Sur ces mêmes pierres, aujourd'hui, je marcherais avec précaution et cela ne me dérangera pas, car ces pierres se rappelleront mon cri, celui de l'enfant, des enfants, ceux qui criaient au loin en se demandant si un marin allait leur répondre, à défaut de l'écho.
On pourrait grimper sur les Pétrifiés de Bréhat, si on en avait le courage, mais l'on doute l'espace d'un instant, et l'on écoute le conte du comte Meriadec, Seigneur de Goëlo, qui fut assassiné par Gwill et Isselbert, ses enfants plein de folie qui n'ont jamais eu le courage d'attendre. Ils sont désormais les pierres et les rochers, pétrifiés de stupeur et d'horreur, car l'île n'a jamais accepté que l'on assassine, sur son propre sol, l'un de ses enfants.
L'île ou une fée, à l'époque où les fées n'avaient pas peur de se promener en plein jour, à l'époque où l'on croyait encore en elles. Morgane voyage. Le sang du comte colore les pierres. L'île est rose du sang baigné par les flots et mille années ne suffiraient à l'effacer. Les îles saignent, leurs stigmates à la vue de tous et l'on se rappellera, la première fois où l'on se coupera, du sang du comte répandu sur les pierres, la première goutte.
Au gouffre du Pann, les jeunes filles, impatientes elles aussi, viennent consulter les Dieux, l'oracle, la Nature. Peu importe qui les écoutera. Pour les enfançonnes esseulées, il suffit d'une pierre et d'un peu de courage. Isolé de tout, on peut parfois se découvrir plus courageux qu'on ne l'imaginait. Il y a que ça surprend, nous qui sommes toujours si sûrs de notre lâcheté.
Jeunes filles, lancez la pierre dans le gouffre, et si la pierre tombe directement dans l'eau, alors vous serez mariée dans l'année. Si la pierre rebondit  trois fois, alors il vous faudra attendre trois ans. Au diable les rides, au diable cette douleur ici, cet élancement là, la vieillesse des os, la fatigue des muscles !
On prend les pierres de l'île, mains sales et noires, et l'on bâtit les murs du Refuge intérieur, ce monde qui est nôtre. Apprivoiser la solitude et le silence. Apprivoiser son reflet dans les eaux claires.
En imagination, j'ai rencontré cette enfant. Je joue avec elle et le homard et le faucon. Elle me parle de son désir de voyage. Anne, qui vit seule avec sa famille sur une île. Laquelle ? J'ai tout loisir de lui trouver l'île qu'il me plaira de lui donner pour habitat.


Pour les atteindre, ces îles, il faut prendre un bateau, nager ou voler. Prendre les chemins des Songes, aidé par un corbeau. Une île pour n'importe quel naufragé. Tous les naufragés.
Les îles de là-bas, l'île de Mervyn Peake, Sark, où il dessine, ces dimanches, ces jours qu'il trouve un peu ennuyeux.
Klovharun, l'île d'été de Tove Jansson et de sa compagne, Tuulikki Pietilä.


Et d'autres noms, les noms de ceux qui un jour, ont eu le courage de se perdre sur une île. Les noms de ceux qui ont eu le courage d'en repartir.

J'ai trouvé mon île au trésor. Je l'ai trouvée dans mon monde intérieur, dans mes rencontres, dans mon travail. 
Hugo Pratt.

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(La photo de Anne est issue du National Geographic - août 1938.)

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