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lundi 9 février 2009

La petite fille qui mangeait la terre

La petite fille qui mangeait la terre, je l'ai connue dans le passé.

C'est une histoire du passé. C'était à l'école primaire, avec les religieuses et leurs longues robes noires qui soulevaient la poussière. Quand on est petits et en groupe, on aime bien nous donner des surnoms. C'est plus facile pour nous ranger dans une petite case, après. Il y a le gourmand qui comme Alceste, ne vous donnera jamais un morceau de son goûter, l'effronté, la coquette que l'on reconnait vite parce qu'elle minaude, la pragmatique. Les adultes aiment à nous coller des étiquettes. Soeur C. disait de moi que j'étais la rêveuse. Mes cahiers étaient toujours remplis de petits dessins. Mais au moins, ajoutait-elle, je n'avais pas une cervelle d'oiseau. J'étais contente qu'elle le dise, parce qu'elle était avare de compliments. Et puis, il y a toujours l'enfant seul. C'est une constante : dans toutes les écoles primaires, vous trouverez ce petit bout d'homme, ce petit bout de femme, qui erre solitaire et sans amis. Et moi, j'avais beau avoir la tête dans les nuages, je les remarquais toujours, ces enfants-là. Même quand ils se faisaient le plus discrets possible et même si au final, ils étaient nombreux, les enfants à être seuls.
Moi, je n'avais pas besoin de beaucoup d'amis. Quand je rentrais, il y avait mon frère. Un an à peine d'écart et alors on n'est jamais seul. Et quand il ne voulait pas jouer, j'appelais ma voisine. Et quand elle ne voulait pas jouer, je courais avec le chien. Et quand le chien était fatigué, j'apprenais à jouer seule. J'ai peut-être appris ça plus tôt que le reste. Quelqu'un me racontait ce que l'affreux Karl avait fait pendant la récré, j'écoutais poliment et mon esprit s'envolait. Je me racontais des histoires. Je me souviens d'une rêverie, plus forte que toutes les autres que j'ai oubliées, où il me poussait soudainement des ailes, et je m'envolais de la cour, et les enfants demandaient où j'allais, et je ne leur disais rien, je m'envolais, très loin. Je pensais aussi au dernier jouet que j'allais avoir. Et me raconter des histoires pendant que l'on me parle, malheureusement, c'est toujours le cas, avec 20 ans de plus. Et puis, si ce n'était pas la belle histoire de Karl s'étalant de tout son long dans la boue, ça n'était pas très intéressant. Vraiment pas. Alors quand je jouais aux billes, où j'étais très douée (sans orgueil aucun, c'était le seul jeu où je me félicitais de mon adresse), je regardais toujours l'enfant solitaire, assis pendant que les autres jouaient.
L'une d'elle était blonde avec de grands yeux bleus, diaphane, tellement grande pour son âge... Cette petite fille avait la peste. La toucher, la frôler, c'était frayer avec le Diable. Eux, ce sont des enfants biens, ils ne sont pas amis avec les enfants sales, les pauvres, les imbéciles. On disait qu'elle avait des manies étranges. On disait tellement de choses.
Pour certains, j'éprouvais un peu de compassion. J'étais ce genre de petite fille totalement effrayée parce qu'un autre pleurait quand sa maman l'abandonnait à l'école. Je n'oublierais jamais ce petit garçon à lunettes qui s'aggrippa a la grille en criant son déséspoir. Je me souviens que beaucoup riaient. D'autres se taisaient. J'étais muette, moi aussi, et je me contentais de le regarder. Aujourd'hui, je me dis que j'aurais pu, que j'aurais peut-être du, aller le prendre par l'épaule. Je ne l'ai pas fait. Je me suis retournée et je suis partie. Il est resté seul. Mais parfois, je les invitais à venir jouer. Mais là, nulle compassion. Je connaissais l'abandon. Je me sentais parfois investie d'une mission. Les autres, ils ne te regardent pas, t'ignorent, t'es pas assez bien pour eux, ou je ne sais quoi d'autre, mais moi vois-tu, je vais te regarder et même toucher ton bras, et te parler. Et je sais que j'aurais détesté que tu me rende la pareille.
Et puis il y a les autres.
Mais la petite fille, parfois, elle souriait. Je l'entendis rire le jour où je mis mon poing dans la figure de Sandrine Quelque chose, la fille du boucher, le jour de la kermesse. Une pimbêche sans grand interêt. Punition et direction le couvent. J'entendis Soeur C. dire à Madame J. et à ma mère que c'était une bonne leçon pour la pimbêche, quoique la violence était à bannir. Maman disait que j'avais hérité de son comportement bizarre. C'était inquiétant. Un jour béni, un autre jour, en plein soleil, je m'arrête pour la voir ramasser de la terre. Cette poignée de terre, elle la porte à sa bouche. Peut-être que chez elle, elle ne mangeait pas à sa faim, ou bien alors, elle tentait une expérience, en plongeant ses mains dans la terre, avec une joie non feinte. Une amie qui observait la scène avec moi lâcha un "mais elle est dégeulasse !".
Hé bien non. La petite fille blonde aux mains pleines de terre, à cet instant, elle était sublime. J'étais le témoin d'une vision formidable, digne des horreurs que l'on nous racontait dans la Bible, le samedi matin. Si je ne l'avais pas vue manger cette terre, accroupie et l'air sérieux, je ne l'aurais jamais approchée. C'est une sorcière ! chuchotait une voix derrière. Les sorcières, on connaissait bien ça, dans le coin. Jamais on ne parla de ce qui faisait nos vies, en-dehors de l'école. Je me demandais quand même où elle vivait, comment c'était quand elle rentrait chez elle. Mangeait-elle de la terre et des vers dans une assiette en porcelaine ? Qu'elle mange de la terre ou des sucreries, c'était pareil, même si manger les vers l'aurait parée d'un halo inhumain qui me plaisait. Et moi, je voguais entre mes amis parfaits qui faisaient des croche-pieds à ceux qui ne l'étaient pas, et mes amis imparfaits dont les paupières cachaient plein de rêves et de terreur. Parfois, ses vêtements étaient tachés. Il était facile de comprendre, en voyant sa mère, que celle-ci ne se souciait pas de lui offrir des vêtements propres. Un jour, cramponée à la grille, à la sortie, je lançai à cette mère indigne un regard noir, le plus noir que je pouvais donner. Enfant polie, c'était ma seule arme, contre cette femme trop maquillée. Moi, j'avais une maman aimante et peut-être un peu trop maternelle - mais ça valait mieux qu'une maman de ce genre -, et je m'étonnais le soir, parce que je ne savais pas encore que ça m'offusquerait, en lui disant à ma maman que c'était bien étrange, que d'autres enfants n'en aient pas, de mamans. Et la mienne de mère, elle se contentait de hocher la tête, l'air triste. Et je sais bien pourquoi, maintenant. Son rêve d'enfant un peu folle, à elle, c'était d'adopter tous les miséreux de cette terre. Elle manqua réussir.
Et le dernier jour, mon amie diaphane s'en alla. Elle partait ailleurs. Où, je ne l'ai jamais su. Elle m'offrit un soir avant qu'elle s'en aille, un petit carré de tissu, qu'elle avait découpé dans une robe ou un grand ruban, à coups de ciseaux crantés.
C'était un cadeau gratuit, misérable, magnifique. Elle est sortie, son cartable trop grand sur les épaules, avec un dernier signe de la main, et un tout petit sourire.
Le petit mouchoir rose aterrit dans la boite à trésors, celui qui est devant mes yeux. Sur ce morceau de tissu, une poussière, un regret : celui d'avoir oublié le prénom de la petite fille blonde.

3 commentaires:

Xoan a dit…

Tout simplement magnifique !
Émouvant, tendre et presque palpable tant cela me renvoie à mon enfance.
J'étais le petit garçon timide et solitaire mais il n'y a jamais eu de petite fille pour venir me parler.
Merci pour ce doux moment de nostalgie ^^

Anonyme a dit…

La nostalgie la plus complète, comme toujours un texte magnifique ma Fauna.
Revoir son enfance a quelque chose qui me terrifie, je ne saurais expliquer pourquoi...
Cette époque m'inquiète, me renvoie sans doute à une partie de moi qui côtoyait l'invisible avec moins de retenu qu'à l'aube de mes trente ans...
Cette enfant c'est un peu de chacun de nous, tu as l'art de chercher et de trouver ce qui est, ce qui n'est plus aussi, ce qui sommeille tout simplement.
Merci pour ce beau billet mon amie.

Fufuch a dit…

Tu as la force de ne pas avoir peur de l'enfance, de la revoir, la revivre, sans puiser dans les mots des autres, dans les souvenirs qu'on aimerait que tu aies, ceux qu'il est conseillé d'avoir, et surtout sans les mots, les mots des adultes...

"Mais les enfants ne parlent pas comme ça" dit une voix de passage. Non, mais ils le pensent. Pas besoin de dire les mots qu'on vit.

Enfant, j'aurai pleuré pour une autre petite fille, une petite fille qui viendrait me parler et même jouer avec moi pour une autre raison qu'elle aussi, elle est bizarre, et qu'il ne reste donc plus que moi comme compagnie. J'ai une consolation a avoir été celle des autres: "oui, je suis bizarre, personne ne me parle, mais je ne suis pas aussi grave "qu'elle" On a, décidément, toujours besoin d'une plus petite que soi.

Je hais mon enfance. J'aime la tienne; ne serait-ce que parce qu'elle t'inspire de si jolis textes... Ne t'inquiète pas du prénom de la fille qui mangeait de la terre; les enfants seuls préfèrent les surnoms.