Carol explique à Max qu'avant, il y a longtemps, ils avaient tous, lui et ses amis, de grands projets de construction. Ils voulaient construire ceci et cela, et plus rien ne leur ferait mal... et puis un jour, sans qu'ils s'en rendent compte, leurs dents sont tombées.
C'était peut-être trop tard, pour la construction. Le temps ne les a pas attendus, ou bien ils ont cru en son pouvoir.
C'est bientôt l'Hiver et ensuite ce sera le printemps. Inquiétude. Être enfant à cette heure précise et cette heure passera, ce sera bientôt fini, ce sera bon pour les autres, ceux qui ont 6 ans. Alors il faut attendre le bus et y monter. On ne peut que se retourner et regarder ce qu'on laisse derrière. Ne t'inquiète pas, disent les autres, ceux qui sont montés, avant, il y a des années. Ca ne dure pas longtemps. Ca ne fait pas mal.
Ca ne dure pas bien longtemps, c'est vrai. Cet infime instant est la balade mélancolique des êtres arrachés au monde, le monde duquel ils étaient Rois. Ils ont du abandonner la couronne à un autre, le successeur, celui qui leur dit aurevoir de son sourire joyeux, ce successeur qu'ils détestent toujours au premier abord. Grandir et comprendre que ce n'est pas toujours la faute des autres. Et ça, c'est le plus douloureux, cette petite pointe dans le coeur, et l'amour qui fait culpabiliser, se rendre compte soudain, qu'on peut blesser, et qu'on ne peut plus s'en foutre. Ce n'est pas qu'avant, on n'aimait pas. Mais ce n'est plus pareil.
Se demander pourquoi la Mère regarde son petit avec un air si triste. Parce que tu grandis, mon enfant. Et tu changes. Rien de plus et pourtant, ce changement me fait vomir. Grandir te fera oublier, peut-être, de construire ce que tu voulais construire, quand tu étais Roi. Tu avais des idées, de l'imagination, et tu te fichais du Temps, tu te fichais de ce que disaient les autres, ceux qui te disaient que c'était impossible. Surtout, je ne pourrais plus te bercer. L'enfant qu'on aimait devient l'adulte que l'on craint.
Garder le monstre à l'intérieur de soi et hurler de rage parce qu'on est en colère, pleurer à chaudes larmes parce qu'on est triste, rire à s'en faire mal parce qu'on est joyeux, les yeux ailleurs, dans le vide, ou fermés parce qu'on réfléchit, ou qu'on rêvasse, mordre si jamais les autres dérangent, casser le vase parce qu'on ne sait plus dire les mots.
Certains disent que ça ne se fait plus. Il faut être raisonnable, maintenant.
Avec cet enfant, avec ce monstre, écrire le Roman, brûler les pages ensuite, bâtir le Château et le détruire, donner des coups de pieds dans la motte de terre et la reconstruire.
Détruire, reconstruire. Se dire que ça pourrait être mieux et fais attention à toi, ceci veut dire que tu es en dépression. Construire, détruire, et reconstruire. Tisser les secrets.
On sait bien que la balade dure plus longtemps que ce que les autres voudraient nous faire croire. La bêtise de certains est de croire qu'ils sont adultes alors que cet état n'existe pas. La force des autres est d'être éponge et flamme. D'être au bord de l'explosion, toujours. Le bus, ils l'ont pris. Sauf qu'au dernier moment, en ricanant, en volant la place du conducteur, ils ont changé de direction. Les adultes essayent de jouer, mais ils n'y a plus grand chose à brûler. Il y a une petite ouverture dans le coeur, et tout ce qui était eux s'enfuit par cette toute petite ouverture. Ils attendent sans rêver. Et si d'autres attendent eux aussi, ils rêvent en même temps. Ils jouent et brûlent et se brûlent. D'ailleurs, ils préfèrent brûler plutôt que d'attendre trop longtemps. Certains préfèrent la tristesse à l'infertilité. Certains préfèrent le suicide à la maladie. Le temps lui, n'attend pas. Le temps est un créancier. On aura mal, et pas besoin d'avoir 40 ou 50 ans pour savoir qu'on aura toujours mal, et qu'on aura besoin de mille choses pour combler les vides, et on aura parfois plus de besoins que de désirs, et puis on mourra, et puis c'est comme ça.
Et puisque maintenant on le sait, on crie, en rouvrant les blessures à grands coups de ciseaux, de couteau, de scalpel.
Le Souffle. Le premier mot. Crions et on créera un monde irrigué de notre sang. La douleur plutôt que l'assèchement. Le monde rétréci à notre démesure, bien assez petit pour tenir dans le creux de la main. On récupère la couronne.
Roi d'un minuscule Royaume tremblant, d'un Grenier poussiéreux, d'une Île solitaire plus vastes, plus étendus, plus effroyables, plus intenses que tous les continents réunis.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire