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lundi 5 avril 2010

Le Cheval à bascule

Un cheval aux naseaux fumants. Ecumant. Les yeux fous, héritage de ses cousins hongrois, qui furent jadis des hommes.
Une Dame, pleine de fierté sur ce cheval, sa monture, son double puissant. Lointaine, et si proche. Lointaine, les yeux ailleurs, la tête embrumée, les oreilles bouchées ; proche, le corps palpable, le souffle rauque, le souffle du fumeur.



L'un et l'autre à la fois, le possible.
Elle et lui font des ravages.
Comme Achille, ils détruisent les masses, ces hommes sans foi et sans rêves, qui jamais ne pourront atteindre les cimes, là où volent les aigles, quelque part en Autriche, pas plus que les abymes, les profondeurs, loin, si loin, la tête sous l'eau. Destruction, détruisons, ces hommes-là font horreur, ils mettent des batons dans les roues, ils sont le synonyme de la privation, ils n'ont jamais su être un, même au dernier jour de leurs vies.
Elle est fière, parce qu'elle est Elisabeth. Elle n'a pas besoin d'eux, parce qu'ils n'ont plus besoin d'elle. C'est ce qu'elle dirait si l'horreur ne gangrénait pas son âme.
L'Amazone en guenilles a décidé de porter ses plus beaux atours pour aujourd'hui. Mince à jamais, parce que telle est sa volonté, et sa volonté est de rester l'Enfant, la jeune fille qu'elle fut.
Elle ne se souvient pas vraiment. C'était il y a des années de cela. Elle se rappelle, par la toute petite écorchure sur son coeur en deuil, ce corps léger, ce corps souple, et si elle ne peut montrer aux autres son éternelle jeunesse derrière sa bouche scellée, ce corps enveloppé de noir sera son sauf-conduit. Elle ne peut faire la roue sans se rompre les os, mais c'est un leurre, voyez-la apparaître et regardez-la bien.
La sorcière a transformé les pattes de son cheval, ces pattes nerveuses, elle les a transformées, modelées. Elle a emprunté le petit cheval à bascule de Rodolphe, ce petit cheval tout doux au toucher, et tout rond, elle a scié la base de son être, et puis elle a aiguisé cette base, longtemps, pour en faire sa meilleure arme de défense. Something wicked this way comes et que personne n'approche, elle écrase et tue, découpe et taille, Madame Barbe-Bleue, car elle ne peut plus se limiter à dépecer les hommes pour pendre leur peau dans son cabinet.
Les souvenirs, au bout de quelques secondes, commencent à puer.
Notre-Dame des Soupirs, sur son blanc destrier, se rêve chevalier d'Eon ou Lancelot du Lac, ou peut-être Lohengrin, si l'esprit de ce dernier n'était pas le songe d'un autre esprit, fait d'ombres et de visions, sous une noble tête aux boucles brunes.
Elisabeth détourne le regard, et son cheval sourit. Une joie mortifère, car cette joie est le remède.
Les yeux, deux billes, porcelaine ou oeil-de-chat, deux yeux ronds et fixes, qui sont ceux du Cavalier. Elle les cache, sursaut de pudeur, et elle voile avec eux cette joie folle qui la consume. Ecrasement. Ecrasement d'une perspective. Elisabeth se radicalise.
Dédain affirmé. Ce n'est pas la lâcheté qui lui fait détourner le regard. Vienne, à moins que ce ne soit un endroit beaucoup plus sauvage, l'a abandonnée, comme l'a abandonnée cet homme, à moins que ce ne soit le contraire, cet homme qui avait osé croire qu'elle était bien elle, quand elle était une autre. La main sur le cou de son destrier montre son affection, le regard, vers l'est, montre sa confiance.
Elisabeth, juchée sur les hauteurs de son Grenier, fantasme sa mort et celle de ses proches, et prend de l'avance. Prenez-moi en photo et je singerai l'homme. Le cheval. Le regard du cheval. Voilà le vrai regard, la somme de toutes les rages et de toutes les peurs humaines, le regard lunaire, le regard du prisonnier, le regard de celui qui a tout oublié, ou qui n'a rien oublié. La somme de l'amour, qui rend fou, parce que trop d'amour élève et rabaisse celui qui aime, il se retrouve bientôt cloué au pilori, et le cheval se demande pourquoi tant d'amour, quand tant d'amour fait souffrir et flétrir, l'amour vrai pense-t-il, pas celui des sots, l'amour des enfants, oui, l'amour des enfants, petits monstres d'exclusivité. Elisabeth sait : ceux-là se pendront plutôt que de perdre l'amour et croix de bois, croix de fer, j'irais au Paradis si je meurs puisque j'ai fait de ma vie un Enfer.
Rictus sur la face allongée et blanche du cheval, face de carême qui trépigne et piétine devant les pendus de juin.
Elle sonne l'angelus et appelle à elle les Corbeaux, les gamins rient en criant Corbac ! divinité amère ! transforme-toi en Colombe !
Et la peste soit de moi si mes yeux ne sont pas dévorés à l'instant, oeil de porcelaine ou oeil-de-chat, dévoré par le bec qui creuse l'orbite.
Le cheval poursuit son ascension, résonne à ses oreilles une musique, le grincement lourd d'une corde de violoncelle, et au rythme de ce son divin ou infernal, il détruit la masse humaine, parce qu'il se sent destructeur aujourd'hui, comme tous les autres jours, c'est salutaire, et c'est bienfaisant, quatre yeux contemplent les pendus aux arbres morts qui avaient presque réussis - ils avaient tant de coeur ! - et Elisabeth ôte son masque mortuaire.

(Dessin d'Alfred Kubin.)

2 commentaires:

Holly Golightly a dit…

Texte sublime qui me console de tous les maux de l'existence.
(Je suis un petit monstre d'exclusivité...)

Louise a dit…

Je suis du même avis que le commentaire précédent ;)