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lundi 13 février 2012

Et la Lune était cachée

L'insomnie a un goût piquant. Elle écorche la langue, là où elle est la plus tendre. L'insomnie est l'un de ces moutons noirs dont l'armure hérissée de pics décima l'armée adverse lors du Siège de Druin Damghaire. Ces heures qui tournent et sonnent, ces heures qui cachent leur secret. Tu passes, le temps, tu files, où nous emmèneras-tu ? L'insomnie est un don des Dieux. La Nuit est propice au sublime, disait Irina Ionesco. Elle avait trouvé, en écrivant ces mots, une partie du Secret.
Grâce à eux, ces Dieux capricieux, j'enfile mes bottes de cuir, solides et tachées de boue. C'est qu'ensemble,  nous avons parcouru mille lieux. C'est avec elles que j'ai foulé la Terre noire de ces îles, de ces continents, de ces gués sous lesquels meurent les enfants qui voulaient cueillir les fleurs. Ces Terres et ces Cieux violets dont nous n'arrêtons pas de parler et qui nous rendent fous, ce qui fait rire le Faune.
Avant de prendre mon baluchon, je croise un dormeur et il me prend l'envie de le réveiller, d'être brusque avec lui, de secouer son épaule pour qu'il me parle de ce qu'il voit, de découvrir dans son oeil comme à travers le trou d'une serrure les visions délirantes qui au matin, le laisseront tremblant. Mais parce qu'il me faut voyager seule, je laisse le dormeur courtiser celle qui hante ses nuits, Sirène ou Banshee, à moins qu'il n'échappe à quelques harpies dévoreuses d'hommes et j'avance.
L'entrée de la ville est toujours la même, vaste ville de pierre grise, bâtie sur une falaise. Le vent souffle dans les oreilles et la mer contient sa violence. Nul être dans ces lieux. Seuls un hibou, fixant son regard halluciné sur mes bottes sales et humides, et un Loup, qui frôle ma jambe, ont osé se montrer sous la pleine lune. La ville devient village et le village devient dédale. La peur au ventre, il convient de l'oublier et l'incertitude, il faut l'étreindre. Il ne faut pas avoir froid aux yeux et se décider - des êtres aussi courageux que nous sommes lâches s'y sont brisé le crâne - et le Loup demande : "te rappelles-tu quel chemin prendre ?".
Toi, Loup, je te reconnais, tu es celui qui a cassé, un jour de folie, un jour de meurtre, toutes les poupées de porcelaine du magasin de la vieille dame. Et ce Loup, à cette époque, c'était moi. Pense-tu que je me trompe tandis que je tousse, le poing serré comme si j'allais frapper mon ombre ?
Loup, mon Ombre, il nous faut prendre ces ruelles minuscules et obscures. Tout est sombre et morne. J'entends des voix, des gens qui discutent peut-être, ils sont invisibles et ne veulent pas me parler, cela m'attriste alors je ne fais rien. C'est un de ces villages dans lequel il nous est impossible de rebrousser chemin, et nous ne rebrousserons pas chemin. Dans ce labyrinthe, il semble que le village se meurt. Maisons délabrées, fleurs fanées, arbres noirs dont les maigres silhouettes se découpent sur le ciel hivernal, l'on monte et l'on grimpe et tout est ruines, ce sont des ruines que j'arpente et le Loup ricane, car ce village fut autrefois le magasin de poupées.
Je ne vois pas les cendres des cadavres et je crève de peur car je sais ce qui m'attend.
Je suis le rêveur éveillé, c'est ma terre de glace et de feu et de songes que je foule et les mots ne servent à rien, il faudrait être muet. J'ai sur mon dos ce grand baluchon dans lequel j'enferme, car je me découvre brigand et chapardeur et je promets que ce ne sera que pour quelques heures, quelques heures à peine, quelques poussières d'étoiles, une fée, quelque crins arrachés à cet animal qui court là-bas au loin, une écaille de la carapace du kappa, et d'autres choses encore qui plaisent à mon oeil, qui plaisent à mon coeur. Des mots qu'un autre a oublié, une plume appartenant à Robin Goodfellow et ce missel.
J'arpente ces contrées et ces frontières que je dessine de ma botte et j'aperçois le Mouton couronné, qui ne sait pas encore qu'il ne retrouvera pas la princesse et qu'il en mourra, un oiseau chante dans la Grotte de Vénus et cette ombre qui erre plus loin, c'est Rose qui approche, Rose enflammée, maigre et triste et sale, son oeil irrité et cerné de rouge me dit sa peine, elle est droite et fière, embrasée par Jésus qui pour elle est mort sur la Croix.
Chère Rose, tu n'as jamais été plus splendide que sur ton lit d'agonie, chevelure de gorgone et ta bouche distante, tu as les yeux du Baron von Ungern-Sternberg et les mêmes visions foudroyantes de gloire et de splendeur.


Je dessine la géographie de ce monde.
Ici, le vestige d'un rêve passé, ici, le lac où se sont noyés les petits chatons blancs, ici le visage de la sorcière gravé dans la pierre. Une petite butte où j'ai cru voir la Mort faucher un jour de juin. Je veux ce qui est caché.
Je suis comme la plupart des êtres endormis ou éveillés, un animal caché sous une peau humaine, la Nuit dévoile mes crocs et ma fourrure, mes griffes, le goût de l'incertitude et de la fantaisie, le goût des cauchemars et de la colère, ma préférence absurde pour l'ombre. Le Loup sait que je prendrais l'écaille du kappa pour l'égorger et lui prendre sa peau, et je lui dirais que c'est un acte d'amour, mais c'est à coup de griffes qu'il arrache la mienne et découvre pour de bon mon pelage sombre et couvert de poussière et les puces me gênent. Ôtons notre peau. N'obéissons jamais.
Voici la Lune et pardon Pierrot, ce n'est pas la Lune que je veux visiter, non, c'est le versant de la Lune que je veux voir, et si ce versant est menaçant, et si la mort s'y promène, je saurais en prendre mon parti car il m'arrive d'aimer ce qui me fait mal. Dansent les Loups, dansent et gémissent les Loups en prenant le chemin le plus terrible et cela rassure, car l'on se dit que même les bourreaux peuvent pleurer.

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