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mercredi 7 mars 2012

Noyade dans des yeux bleus

A moins qu'ils n'étaient verts.
Ou peut-être bleus et verts et piqués de taches d'or.
La noyade inspire. La mer inspire, et les gouttes de pluie. Quand on est enfant et que l'on va se baigner dans la mer, on imagine mille et mille choses. On imagine ce qu'il y a derrière l'horizon - c'est peut-être l'Amérique -, on s'imagine les poissons et les monstres marins, on rêvasse dans l'eau, les plus impatients se battent et tentent de savoir qui ira le plus loin, derrière la bouée, même si les adultes l'interdisent. Plus que tout, on imagine sa mort. Et ça, les adultes ne le conçoivent pas et ne peuvent l'interdire.
Je ne parle pas au nom de tous les enfants, mais d'une petite partie d'entre eux. Une partie peut-être plus grande qu'on ne le pense.
On peut jouer aux morts sur un terrain vague ou dans une forêt. Dans un cimetière également, mais dans ce lieu, la chose est beaucoup plus difficile :  quelques enfants ont le sens du sacré et n'osent déranger les morts. Les autres petits insistent et expliquent que les morts sont là-haut, dans les nuages et à la droite de Dieu et que dans ce cimetière, personne ne dérangera personne.
A la mer, c'est différent. Peut-être parce que l'on est presque nu. Peut-être parce qu'il y a une petite  brise, et ça, c'est bien agréable. Peut-être parce que la mer n'a pas tout dit. Et les enfants entrent dans l'océan et plein d'incertitudes, ils creusent un minuscule trou dans leur mémoire.
On ouvre grand ses yeux, à moins qu'on ne les ferme complètement et voilà que se dévoile le paysage du commencement du monde. Des enfants, mille enfants qui se laissent porter par l'eau, mille enfants soulevés par les vagues, leurs respirations aussi lentes et tranquilles que le murmure de l'océan, des enfants qui ne bougent plus et jouent aux morts, en attendant qu'une algue vienne s'enrouler autour de leurs jambes pour les noyer pour de bon.
C'est le jeu du Mort car la Mort n'existe pas. On disparaît pour quelques heures et ces quelques  heures sont incroyablement douces. Nous sommes hors du monde. Nous sommes alors des Gisants. Nulle pensée, nulle idée ne vient nous importuner. On ne pense à rien, seulement à cette état de béatitude que jamais plus nous ne connaîtrons.
La petite Inconnue de la Seine et son visage serein, qui inspira nombre d'hommes. Plus jeune, quand j'appris que ce visage était celui que l'on "embrassait le plus au monde", je pensais que ce visage était accroché à un mur et que les gens venaient le toucher et l'embrasser, parce qu'ils ne savaient pas comment lui dire qu'ils l'aimaient, puisqu'elle était morte et que les morts sont sourds à nos prières. Voilà qui me semblait tout à fait naturel. Je l'oubliais quelques temps, la petite noyée, et quelle terrible déception quand je compris enfin de quoi on me parlait.


Quand je la regarde, je ne peux m'empêcher de penser à Rose La Touche.

Rose par John Ruskin, 1862.

La noyade inspire. Des gens biens se sont noyés, par accident ou par pure curiosité, celle de pousser plus loin encore le jeu de l'enfance. L'homme ne choisit pas de se noyer par hasard.
La mère de mon arrière grand-mère faillit se noyer. Ce n'était pas un suicide. Un banal accident comme il en arrive souvent, quand on vit près de la mer.
La fragilité de la jeune dame n'était plus à démontrer dans le petit village breton. On la voyait, tous les deux jours, à l'aube, se diriger de son pas mal assuré jusqu'aux abattoirs. L'odeur la gênait. Tout la gênait et plus que l'odeur, c'étaient les hommes qui y travaillaient et leurs petits sourires amusés en l'observant tandis qu'elle trempait ses lèvres dans le bol pour y boire le sang de la bête qui venait d'être tuée. La jeune femme était anémiée, mince et pâle. Si la fragilité avait un visage, il aurait le sien. Elle tremblait en soulevant une théière et se languissait, assise sur un fauteuil.
A-t-elle été poussée par le vent comme une toute jeune feuille ? Une amie l'a-t-elle bousculée par jeu ?
En tombant à l'eau, elle s'aperçut, et ça l'a peut-être mise en colère, qu'elle n'avait pas suffisamment de force pour nager et se battre contre les vagues. On la repêcha tout de même, et ce fut fait rapidement.
La jeune femme refusa catégoriquement de retourner se promener là-bas et elle fit mentir l'adage qui veut que tous les bretons aiment la mer et le vent. Elle décida de rester où elle était, les pieds bien enracinés dans la terre ferme et jamais plus elle ne quitta sa petite maison remplie de chats et de souvenirs et de journaux pour se tenir informée de ce qui se passait autour d'elle.
La mère de mon arrière grand-mère décida d'un autre jeu. Elle imagina le commencement du monde dans sa propre maison capharnaüm, pleine de souvenirs et de babioles dont elle refusait de se débarrasser.
La mère de mon arrière grand-mère fut une Gisante d'un autre genre. Elle ne se noya pas et préféra mourir seule avec ses chats. Un peu folle, dirent les gens du village. La famille K. ne songea pas à les contredire. Parmi les gens qui venaient la visiter de temps à autres, il y avait des hommes et des femmes qui étaient autrefois ces enfants qui s'étaient laissés porter par les vagues. En regardant ces yeux bleus ou verts et peut-être piquetés de taches d'or, ils se rappelaient de quelle façon ils avaient manqué mourir, et pour une raison inconnue, ce souvenir-là déchirait leurs coeurs en touts petits morceaux. Alors ils se levaient, saluaient la petite dame d'une manière élégante et compassée, cette manière particulière qu'ont les adultes de saluer, et ils quittaient les lieux, sans un bruit, sur la pointe des pieds et des perles sur les cils.


2 commentaires:

Anonyme a dit…

Chère Fuchsia,

Quel texte superbe. J'entends tout l'océan gronder derrière...

Je crois avoir été de ces enfants...ceux qui savent où sont allés les autres , ceux qui ont quitté le village il y a bien longtemps pour suivre le joueur de flûte rancunier...et qu'ont a dit noyés...ceux qui savent que l'Atlantide a existé.

La noyade est nimbée d'une aura de romantisme sombre. J'ai pensé à Ophélie,bien sûr ; à Léopoldine Hugo ; à ces eaux héllènes dont les noms légendaires évoquent ceux qui y ont sombré: Egée, Hellê chutant du bélier d'or...

Merci Fuchsia pour cette rêverie trempée d'écume...

Mademoiselle M. , Miss Angie sur les genoux

Fuchsia a dit…

Merci pour ces quelques mots pleins de poésie (et qui ouvrent encore d'autres portes), Mademoiselle M. !
Le fait que vous puissiez voyager au-delà de ces quelques mots, c'est un immense compliment. Vraiment.
Oui, je pense que vous savez.
Embrassez Miss Angie de ma part !

(Les mêmes images... Ophélie, Léopoldine, Virginia Woolf et les autres, les eaux du Pacifique et celles, plus froides, du Nord. De la magie à l'état brut.)